mercredi 28 novembre 2007

Tinariwen au Club Soda(Canada) : tous pour eux

Le concert donné vendredi soir dernier au Club Soda était placé sous le signe du Festival au désert, événement annuel se déroulant à Essakane, au Mali, depuis 2001. Le joueur de kora Mamadou Diabaté en première partie, puis le groupe Tinariwen - qui a d’ailleurs été découvert à ce festival - ont bravé l’hiver précipité pour souffler le sirocco devant quelques centaines de fans qui en avaient bien besoin...Face à ces bluesmen militaires porte-étendard d’un peuple touareg sans pays, le public a fondu comme neige au soleil. Même sans pouvoir saisir la gravité de leurs textes, nous étions tous devenus militants pour leur cause, tiens ! Vêtus de leurs costumes traditionnels, armés de leurs guitares électriques, les cinq musiciens n’ont pas mis de temps avant d’envoûter les Montréalais en ce vendredi soir frisquet avec leurs grooves cadencés et des riffs familiers, bien que venus d’ailleurs.L’effet que procure cette musique est fascinant. En deux chansons assez courtes, le public faisait partie de leur voyage sans fin. Les nomades musiciens sont arrivés à quatre sur scène ; un percussionniste assis à l’avant et trois guitaristes-chanteurs. Offrant un chant dépouillé au tempo rapide, ils ont dressé la table avant d’inviter un cinquième musicien et de brancher la basse électrique. On a monté le volume, et le groupe a visité son répertoire en près de 90 minutes. De toute évidence, nous en aurions pris davantage.Quelque part entre le Delta blues et les rythmes traditionnels de l’Afrique de l’Ouest, Tinariwen et leurs confrères- bluesmen (cherchez la musique de Toumast, Kel Aïr, Tarbiyat, Terakaft) ont inventé leur voix, accessible et charismatique. Le bassiste avait le geste d’un vieux loup funk, la tête enrubannée hochant à gauche et à droite.

Le barbu au bout du rang, guitare électrique au cou et sourire béant, semblait montrer les pas de danse aux spectateurs. Contagieux : c’était la fête, même si loin au nord du Niger, les combats pour la défense de ce qu’ils considèrent être leur territoire ont repris.Leur jeu sans grande finesse était compensé par l’authenticité de la performance, attendue depuis déjà deux ans alors que le groupe avait dû annuler à la dernière minute un concert prévu au Festival de jazz (qui présentait d’ailleurs la soirée Festival au désert dans sa série Jazz à l’année). Les riffs de guitare sont simples, mais d’une efficacité terrible. Le blues des Touareg, appelé assouf - nostalgie, en tamasheq, langue des nomades du Sahara - ne connaît pas plus les frontières que le blues qui a inspiré les Rolling Stones, pour ne nommer qu’eux. Les chants de groupe étaient crûment lancés sur ces rythmes parfois complexes, rendant la décharge encore plus vive.En fin de parcours, après le troisième rappel « forcé » par les applaudissements du public, les musiciens de Tinariwen nous ont personnellement invités à aller les visiter, en janvier prochain, pour la 8e édition du festival. Et si le coeur vous en dit, l’info est par ici : festival-au-desert.org - une trentaine de groupes y sont invités, et vous risquez aussi d’y croiser quelques habitués, comme Damon Albarn (Gorillaz) ou encore Robert Plant, qui a jammé là-bas avec Tinariwen.

lundi 26 novembre 2007

Hawad, la pensée nomade


De l’intérêt de présenter Hawad... Le peuple touareg a toujours exercé une sorte de fascination sur les sociétés européennes et sur la nôtre en particulier. A l’heure où il n’apparaît à l’écran que pour meubler des heures d’antenne inoccupées par les aléas d’une course assourdissante et meurtrière qui a l’insolence de vouloir commémorer le souvenir de leur grandeur passée, il est bon de rappeler qu’il s’agit avant tout d’un peuple et d’une culture en perdition dont Hawad est un des porte-paroles. Poète, romancier, auteur de pièces de théâtre et de récits ( qu’il appelle ses " veillées" ), Hawad est aussi calligraphe, et ses oeuvres ont été exposées en Europe, en Amérique et en Afrique. Chantant la résistante et la révolte, il nous transmet une vision du monde propre à sa culture et affirme l’identité touarègue ainsi que le droit à une autre façon de vivre.
Hawad est né en 1950 dans une famille nomade au nord d’Agadez. Il définit l’éducation touarègue non seulement comme l’apprentissage de la vie dans le désert, de la transhumance, de la connaissance et de la classification des espèces (végétales et animales), mais aussi comme l’apprentissage d’une culture transmise par des cycles de contes très élaborés -cinq cycles au total, dont le dernier cheville l’ensemble.
Il apprend la maîtrise de la parole en accompagnant son grand-père aux assemblées politiques (appelées "asagawar") et participe avec sa mère et son oncle maternel aux "ahal", ces veillées qui sont autant d’écoles au théâtre, à la philosophie et à la poésie (joutes poétiques, éducation à l’amour courtois comme cela se fait encore en Occitanie).
La pensée nomade
Hawad définit la culture nomade dont il est l’héritier ainsi : "Pour le nomade, la pensée n’existe qu’en marchant ou en chantant ; et tout ce qui est nomade doit être soit chanté, soit marché pour être vraiment tel".
Cette pensée repose donc sur des supports mobiles - l’espace, le corps, l’architecture (1) - et s’oppose aux pensées rigides en cela qu’elle a besoin du mouvement pour se définir. Ainsi, comme on va le voir, c’est bien par le nomadisme que s’exprime le propre de la pensée touarègue.
Dans les campements, au cours des veillées, la nuit se passe à décrire des objets ou des animaux ; par exemple une gazelle ou une chamelle. Chacun se lance dans un exposé, si bien qu’à la fin, on a l’impression que les mots ont été épuisés.
L’objet décrit est de ce fait mis en mouvement, passe de bouche en bouche, chaque orateur s’efforçant de lui apporter sa touche d’esthétisme. Envisagé sous des angles multiples, l’objet se retrouve alors projeté dans des espaces variés qui feront surgir le contraste souhaité par l’orateur. Ainsi, à partir de l’esthétisme de l’objet, on dépasse la beauté de sa forme pour entrer dans le flou de sa matière, de son graphisme ou de l’espace, selon l’effet recherché. C’est là, au cours de cette phase où l’on épuise les mots et la pensée que s’instaure l’état de vision que recherchent les touaregs. Ceux-ci pensent en effet qu’il existe une autre philosophie que celle de la rigidité et ils conçoivent une pensée qui réside dans la tension du mouvement. On accède alors à un état sauvage de la matière ou de la forme, dans l’étape originelle où les choses existent dans une "existence de la non-existence". C’est-à-dire, par et pour elles-même,dans leur essence propre.
C’est seulement à partir de ce moment que les choses pourront être nommées pour ce qu’elles sont, puisqu’on parvient alors à les saisir sous leur véritable identité, loin de l’image dénaturée qu’impose l’usage social.
Au delà de la nomination, elles recouvreront leur véritable identité, étant donné que leur identité " d’usage " est fausse puisque attribuée par la société, (cf. les travaux de F. De Saussure qui a mis en évidence l’arbitraire du rapport " signifiants/signifiés ". Ce qui est recherché à travers ce procédé, c’est une autre vision, un autre regard, un regard qui ne soit plus influencé par notre éducation, par nos conceptions culturelles pour tenter de saisir l’ "être" de l’objet dans son état le plus pur. "Pour parvenir à ce stade, il faut des conversations qui durent des nuits, des mois, voire des années entières. Une conversation commence, s’arrête et est reprise le lendemain. La parole n’est qu’un fil qu’il faut chaque fois tisser, détisser et tresser" (2).
Un itinéraire nomade
Bouleversé par la mort de son grand-père, il quitte le campement à l’âge de sept ans et s’enfuit dans le désert avec quelques chameaux. Malgré son aversion pour l’Islam, il est recueilli par un groupe soufi où il retrouve son oncle paternel. Il découvre alors l’alphabet arabe, ce qui lui permet d’étudier la kabbale, la géomancie, le christianisme ainsi que les auteurs anciens grecs, arabes et hindouistes. C’est là aussi qu’il apprend la technique du chant qui préludera à son écriture. Cet enseignement se réalise sous l’égide d’un ancien esclave affranchi qui deviendra son maître spirituel.
A dix-sept ans, après avoir voyagé en Libye, en Tunisie et en Algérie, il décide de partir pour l’Egypte en se joignant aux caravanes tel un auto-stoppeur. Il devient alors une sorte de vagabond itinérant à la recherche de lui-même, se rendant là où il entend parler d’un maître susceptible d’enrichir ses connaissances. Il chemine ainsi jusqu’à Bagdad où il restera six mois.
De retour au campement en 1969, il trouve une situation catastrophique : la sécheresse s’est installée, la misère se développe et les touaregs ont été dépossédés de la gestion des pâturages et de l’eau ; ils ont perdu la maîtrise de leur espace écologique et géographique. Hawad s’enfuit alors à nouveau.
Cette fois, c’est vers l’Europe qu’il part vagabonder, rencontrant dans le mouvement hippy certaines affinités avec sa vie nomade. Il découvre aussi qu’en Europe, l’homme vit au service de la machine. Au bout de deux ans, il retourne dans l’Aïr où il étudie la transe et se livre à une interprétation de l’écriture et de la géométrie touarègue pendant sept ans.
Tifinaghe
Désirant rendre compte de la philosophie et de la cosmogonie touarègue, il s’aperçoit qu’il ne peut y parvenir par l’utilisation traditionnelle de l’alphabet touareg : le tifinar. Il existe plusieurs types de tifinar, mais les touaregs n’utilisent leur écriture que pour l’usage de choses que l’on " déchire " - ce sont ces petites tâches quotidiennes telles que les correspondances, les notes commerciales, (parfois, les messages galants...) qui ne sont pas appelées à s’inscrire dans le long terme. Au contraire, tout ce qui est essentiel à l’Histoire, la pensée, la médecine, le mode de vie se transmet oralement. La pensée s’exprimant par d’autres voies l’écriture conserve un caractère métaphorique et n’est utilisée que comme outil d’appoint. Le tifinar est pourtant le seul instrument de la société touarègue et Hawad se refuse à s’en défaire. Pour lui c’est un outil supplémentaire pour l’Afrique et il s’insurge contre le fait que l’on en dépossède les touaregs en les obligeant à utiliser l’alphabet latin ou arabe. "La pire des choses que l’on puisse faire à une société au moment où elle possède une écriture, c’est de la lui arracher pour lui en apprendre une autre. Je pense que c’est vraiment injustifiable et que c’est vraiment la violation des âmes des autres. Nous sommes en effet dans une culture nomade qui ne possède pas beaucoup d’objets, aussi prendre le tifinar aux touaregs, c’est leur prendre leur âme" proteste-t-il.
Hawad semble être le seul touareg à beaucoup écrire en tifinar (tous ses manuscrits sont d’abord rédigés dans l’alphabet tifinar). C’est, rappelons-le, une écriture marquée par son origine et son support initial : la pierre. En délaissant le burin pour la plume, Hawad transforme l’écriture et augmente sa rapidité d’exécution ; les lettres en viennent à se lier entre elles et l’écriture devient cursive. Par ailleurs, il rénove l’alphabet en proposant les graphies de quatre voyelles.
La calligraphie
Se heurtant à l’impuissance des outils linguistiques dont il dispose pour traduire sa pensée, il part alors à la recherche d’une autre forme de langage et d’écriture. Il cherche une expression où les mots peuvent avoir plusieurs sens et plusieurs portées, autrement dit, il vise une formule qui évoque plus qu’elle ne définit, ou tout au moins qui ne mutile pas les choses sous une étiquette. Pour lui, pallier l’insuffisance des mots, c’est réussir à les dépasser et parvenir à une sorte de litanie où l’on récite jusqu’à l’épuisement de la parole. C’est alors qu’on atteint la " Vraie " parole ; le mot, le vocable devient une brique pour construire une pensée éphémère : "chez les nomades, tout ce qui existe est éphémère et ne peut exister que dans l’espace qui sépare départ et arrivée".
En progressant ainsi, il trouve les moyens nécessaires à l’affermissement de son art : "l’écriture est pour moi une autre manière de nomadiser. La page est un espace comme le désert" indique-t-il. Mais le désert ne peut être rempli ; aussi c’est la trace, la rature qui constituera son point de départ. Le trait, c’est le mouvement ; il parvient alors à saisir le nomadisme éphémère du geste et du mouvement. Réussissant de la sorte à briser l’entrave du mot, le trait le conduira à la calligraphie. Selon lui, la meilleure calligraphieest celle du mirage : "le côté illusion qui ne se voit qu’avec l’angle de l’oeil ; l’esthétisme, la beauté, l’analogie ou le symbolisme n’ont plus cours". C’est l’état primitif où toutes les facultés de l’esprit ou du psychisme sont disponibles mais où les repères n’existent pas encore. C’est cet état où l’on pense en refusant une pensée qui nomme les choses, où l’esprit n’est pas dans son état normal. Cela s’apparente à la "wadjd" des soufis, cet état de fusion que l’on obtient par la litanie. De ce fait, en accèdant à cet état "non-nominatif", "non-référentiel", la calligraphie de Hawad brise résolument le carcan culturel et apparaît dans son " nomadisme ".
"Le piège à éviter dans la création - précise-t-il - c’est d’entrer dans la signification, dans la communication. Pour moi l’écriture est une recherche de moi-même. Écrire c’est comme marcher dans le désert, nomadiser dans l’espace, dans le cosmos. Quand je nomadise, je ne nomadise pas pour que les autres me comprennent, pour que les autres m’aiment. Non, je nomadise pour me retrouver moi-même". Il n’y a pas de soucis d’esthétisme dans le caractère ouvertement individualiste de ce qu’il trace ; pour lui,"calligraphie" n’a pas le sens grec de "belle écriture". "C’est comme quand tu jettes une pierre dans l’eau - ajoute-t-il. Ce n’est pas la pierre qui m’intéresse, ni l’eau, mais les ondes, les multiples ondes que la pierre projette". C’est ainsi qu’il impulse un rythme à son style qui impose au lecteur de se laisser porter par ces ondes qui se multiplient à l’infini. Pour ne rien perdre de l’impétuosité de son art, il faut accepter de ne plus s’arrêter sur le sens imposé par notre prisme culturel, se laisser aller à capter les choses sans les définir, à ne pas les "casser en les nommant". On échappe alors à notre besoin de tout étiqueter pour savourer l’émotion fugitive de notre rencontre avec l’oeuvre. L’imagination s’en trouve libérée. Il réussit cet enchantement sur le lecteur par l’alchimie du trait, intermédiaire entre l’infiniment grand et l’infiniment petit (ou l’inverse ), et même si ce qu’il cherche ne se trouve ni dans l’un ni dans l’autre. D’après lui, cela se positionnerait plutôt entre les deux, ou encore entre l’espace et le temps, illusions avec lesquelles il nous faut compter. Sa calligraphie est donc une pensée, une philosophie où ce qui importe est moins ce qu’on trouve que ce qu’elle peut évoquer ; elle apparaît "comme une trace sur le sable de l’infini du désert".
Le théâtre et la poésie
Plus tard, il s’aperçoit que le mot, le vocable, autrefois une entrave, peut se marier à la calligraphie. La poésie surgit alors : "C’est la voix derrière le trait ; elle n’est pas faite pour communiquer. La meilleure poésie pour moi, c’est celle du son ; je ne fais pas de différence entre un signe dans l’espace, dans l’air, dans le vent ou sur une brique. La vraie poésie, c’est le trait, le son " in-culte, le côté brut de la chose qui n’appartient à aucune culture". On observe de nouveau dans cette déclaration une volonté farouche à s’extraire de tout cadre, de toute étiquette, spécifique à la " pensée nomade ". Mais son inspiration littéraire ne s’arrêtera pas là ; se conjuguant à son patrimoine culturel, la poésie l’amène au théâtre : "ce que je fais, je ne sais pas si on peut l’appeler "théâtre".j’ai en effet plusieurs manuscrits qui sont du " théâtre " et de la poésie. C’est une poésie plutôt théâtrale, c’est un chant qui est incantatoire. Plusieurs personnes dialoguent et chantent en une sorte d’opéra (si le mot convient), plusieurs personnes chantent. Là, je m’inspire complètement de l’espace de la parole des veillées touarègues". On notera au passage que les "pièces de théâtre" composées par Hawad sont difficilement "étiquetables" et échappent encore aux lois du genre, puisque, comme il le dit lui-même, elles se positionnent entre le chant incantatoire et la poésie. Bien qu’il s’inspire souvent de la transe et de la guerre, thématique chère à sa culture nomade, il ne répugne pas à l’érotisme au sens physique.
La culture du métissage
Même si Hawad vit hors de l’espace touareg, sa culture vit en lui. Loin de circonscrire celle-ci à une aire géographique, il rappelle la dimension individuelle de toute culture : "Je ne peux accepter les frontières, les barrières. La culture dépasse les limites de l’Etat. La culture du Niger dépasse le Niger pour se trouver au Sénégal ou en Ethiopie.[...] La culture n’appartient pas à l’Etat ; la culture appartientaux peuples et les peuples n’ont pas ces limites. Elle appartient aux hommes la culture, elle circule, elle se change. Quand une culture se ferme dans une frontière, elle meurt. Les frontières, c’est l’abcès, c’est le travail de quelqu’un qui a peur de l’extérieur, qui se ferme". L’aversion de l’auteur pour les frontières et autres " étiquettes " est un thème récurrent de son travail sur lequel nous nous arrêterons plus longuement dans le paragraphe suivant. Revenons à la culture ; elle est pour lui une sorte de tamis au travers duquel il appréhende les autres cultures. Ainsi, il n’hésite pas à "touarèguiser" la culture française en la passant au tamis de la culture touarègue, comme il le fait en sens inverse, en passant la culture touarègue au crible de la culture française. La possibilité de passer d’une culture à l’autre, lui apporte des richesses extraordinaires, notamment celle d’ouvrir le champ de son expression. "Je m’efforce donc d’être disponible à toutes les cultures. On a besoin de sources qui viennent d’ailleurs. Moi, je ne fais pas la différence entre ce qui est ma culture traditionnelle et les autres cultures. Ma culture, c’est l’ensemble, c’est la synthèse".
On touche là une idée fondamentale qui traverse toute l’oeuvre de Hawad : la mise en scène de la " marge " (ou "Les Marges" (3), ce "carrefour des utopies où se réunissent les poètes et les philosophes de toutes les chiffonneries des peuples de la terre"), cet espace non défini entre plusieurs cultures. Déchiré dès son plus jeune âge entre son éducation touarègue et l’enseignement religieux soufi, son intérêt se porte rapidement sur " ceux qui n’ont pas exactement leur place ".C’est-à-dire, ceux qui n’entrent dans aucune catégorie, qui ne sont ni d’un groupe, ni d’un autre mais qui existent pourtant, auxquels aucun nom ne convient et qu’on ne peut "nommer" parce qu’ils sortent du cadre étroit de l’institution ; ils se situent "en dehors" de toute "étiquette" ; on distingue clairement la marque de la "pensée nomade".
Loin de faire un dogme du nomadisme, Hawad vit et fait vivre sa culture en la confrontant à la réalité du quotidien. A la recherche de la rencontre, il affirme que "sans jeter sa peau, on peut renforcer sa peau avec celle des autres" et insiste : "Ma culture touarègue, elle est faite de métissage entre l’Afrique noire et l’Afrique blanche".
Cependant, il est conscient des limites qu’elle induit et se revendique volontiers d’une culture "sauvage", brute, cosmique (signalons l’analogie entre cette conception et la définition de la poésie présentée au paragraphe précédent). La culture touarègue n’est pour lui "qu’un colis qu’on a passé à son cou à la naissance". Selon lui, toute culture est une entrave. Le seul moyen de s’en libérer, c’est de s’aider des autres cultures. Ainsi, vivant en France, Hawad considère la culture française, de même que tout autre culture, comme une ouverture lui permettant de prendre du recul par rapport à sa propre culture. Envisagée sous cet angle, une culture a besoin du miroir des cultures différentes pour bien se connaître. Elle a besoin de s’y frotter car c’est de ce frottement, de cette rencontre, que germera son évolution. Une culture existe et se développe parce que, précisément, elle utilise son propre tamis pour s’approprier l’apport des autres cultures. C’est justement ce qui la caractérise ; ce qu’elle s’approprie ainsi que la manière dont elle se l’approprie, lui confère sa particularité, ce en quoi elle diffère des autres cultures, c’est-à-dire sa propre identité.
Ayant eu l’occasion de rencontrer d’autres nomades (gitans, navajos, apaches, bédouins arabes et nomades d’Afghanistan et des Républiques musulmanes de l’ancienne U.R.S.S), Hawad constate que ceux qui ont perdu leur espace de nomadisme ont tellement sacralisé leur culture qu’ils se retrouvent enfermés dedans. "Une culture, si on la met dans une boite de conserve, elle ne se renouvelle pas. Une culture doit être comme une éponge qui boit l’eau ; sans l’eau de l’extérieur, elle n’est rien". En revanche, lors de ses périples en Europe, il retrouve la "pensée nomade" chez certains citadins "modernes", qui ne nomadisent certes pas matériellement, mais qui nomadisent bel et bien par l’esprit. "Le nomade, c’est celui qui comprend tout, qui s’adapte à tout, celui qui est prêt à changer, celui qui vit la métamorphose à chaque instant, qui est disposé à accepter le changement à la seconde près, et même qui est à l’affût du changement, avant qu’il ne survienne".
Une pensée libertaire ?
La société touarègue, loin de constituer un idéal de la pensée libertaire, partage pourtant avec elle des traits marquants. Il apparaît à l’analyse que ce qui ne pourrait être que l’engagement philosophique et politique de l’auteur résulte pourtant bel et bien de la "pensée nomade".
Dans plusieurs de ses oeuvres Hawad met en scène des personnages insoumis à la société de domination (Les Marges, 1997, Yasida, 1991). Quelques citations relevées ça et là tendent à mettre en évidence un caractère peu commun en littérature ; il y a d’abord, ces attaques à l’endroit des Etats politiques se partageant le Sahara, ainsi qu’à la politique africaine de l’ancienne puissance coloniale : "Et, altier comme un taureau porteur de l’univers, il souhaita tous les venins possibles de scorpions, de vipères à cornes des salines, et même les coliques de l’eau saumâtre du puit de Balaka, aux Etats qui tannent les peuples du Sahara et du Sahel et à leur éminence grise, le caméléon tricolore" (in, Les Marges).
Il semble pertinent de mettre en rapport cette citation avec les propos de l’auteur au sujet des frontières exposés dans le paragraphe précédent. En effet, les frontières sont les premières à avoir physiquement coupé l’expression de la "pensée nomade". Elles constituent donc pour le nomade la première matérialisation de l’oppression.
Cependant, on s’aperçoit vite que la révolte de Hawad, ne se limite pas aux oppresseurs du peuple touareg, et qu’il s’en prend aussi aux liturgies institutionnelles de l’Occident : "Nous, les têtes de mule, nous refusons et combattons toute humanité sans regard qui apporte la pierre de sa maison pour ériger sur ses omoplates un Elysée, un temple ou une caserne" (in, Le Coude Grinçant de l’Anarchie, 1998). Il ne prône pas pour autant un attachement aux valeurs de l’Orient : "Alors, sans le fétichisme d’un Orient ni le ténébreux déluge d’un Occident, mais à la façon de l’olivier, arbre du milieu..." (in, Le Coude Grinçant de l’Anarchie, 1998), et n’hésite pas à réaffirmer le paganisme originel des touaregs : "Nous ne sommes les colporteurs ni du Coran de Mohamed ni de l’Evangile du fils de Marie ni de la Thora d’un Moïse. Ne nous cherche pas ici bas à proximité des messagers d’un Dieu" (in, Le Coude Grinçant de l’Anarchie). Voilà qui nous met dans l’idée qu’on pourrait être en présence d’une pensée sans Dieu ni maître...
L’opinion de l’auteur paraît cette fois sans équivoque lorsque, après avoir brandi les couleurs du communisme-libertaire dans les dernières phrases des Marges, ["Akharab, ton linceul, c’est en rouge et noir que je le teindrai, et j’y vais tout de suite".], il déclare dans Le Coude Grinçant de l’Anarchie, "Seuls aux coudes des hommes libres (4) s’accrochent les bracelets de combat pour trancher et briser la nuque du pouvoir".
Néanmoins, il serait dommage de s’arrêter à ce premier degré de lecture, sans chercher à le dépasser et à essayer de comprendre en quoi cet engagement découle de la "pensée nomade". La particularité des personnages mis en scène dans l’oeuvre de Hawad réside aussi dans le fait qu’il s’agit souvent de groupes "mélangés" du point de vue des origines, ou tout bonnement de métisses (Yasida, 1991). Dans tous les cas, il s’agit bien d’individus difficilement "étiquetables". On reconnaît là un des thèmes caractéristiques de sa production et on rejoint ici l’intérêt que porte l’auteur à cette zone floue dont nous avons déjà parlé et où toute nomenclature est inopérante : "Je n’aime pas entendre parler de calligraphie nigérienne, malienne, algérienne. Pourquoi ? Pourquoi cet engouement pour les étiquettes ? Hier on était tous les mêmes, on était tous en commun. Moi, je n’aime pas trop les étiquettes. Je me reconnais dans toutes les ethnies, ce sont tous mes frères". Ce qu’il faut souligner dans cette déclaration, c’est d’abord la volonté de l’auteur de consacrer l’être humain dans son universalité à travers cette clameur internationaliste (cf. chapitre précédent) ; ensuite arrêtons-nous sur cette opposition aux "étiquettes" : on sait maintenant comment les touaregs cherchent un état de vision particulier qui permet de "voir les choses avec l’angle de l’oeil" - c’est d’ailleurs une pratique courante en astronomie, qui aide à percevoir des objets très peu lumineux en évitant de les fixer directement, de sorte que seul le contour de la rétine, plus sensible, en reçoive la lumière - pour accéder à cet " état sauvage de la matière " où les choses échappent à leur " nomination ". En transposant cette façon d’appréhender la réalité dans sa création artistique, Hawad démystifie radicalement le mot, la langue, la culture ou les institutions en mettant en relief leur aspect factice et arbitraire. Ce procédé qui consiste à concevoir les choses sous un angle différent, à les envisager depuis " l’en dehors " ou encore
" l’extérieur " - en tous cas au delà des limites symboliques institutionnelles - correspond en politique à l’analyse libertaire. C’est ce que souligne C.Ferrer dans un article intitulé "L’hérésie moderne " (5) : "...les idées anarchistes ont promu une pensée "du dehors", une idéologie réfractaire aux symboles politiques". Les libertaires sont en effet les seuls à proposer une conception politique " en dehors " des repères institutionnels, une approche externe, dégagée de l’hémicycle traditionnel. On découvre ainsi une puissante corrélation entre ces conceptions artistiques et politiques et il semble pertinent de penser qu’elles procèdent toutes deux de cette façon originale d’envisager la réalité.
On peut encore rapprocher la pensée nomade de la philosophie libertaire du fait que cette idéologie répugne à être dogmatique. Il n’existe pas de Livre Sacré. La pensée anti-autoritaire exige la non-fixité et le mouvement pour être telle. C’est précisément ce qui la caractérise. Elle se construit elle aussi dans la fluidité du mouvement, dans le passage ; elle est nécessairement éphémère puisqu’en construction permanente. C’est ce qui l’associe à la pensée nomade. Cette non-rigidité, l’absence de préceptes figés, respecte par avance la liberté fondamentale d’improvisation des acteurs, comme on a pu le constater par la diversité des idées et des pratiques réalisées au cours de l’histoire. Ce mouvement essentiel se retrouve encore dans la pratique constitutive de l’anarcho-syndicalisme - la rotation des tâches - qui implique la participation de tous afin que le pouvoir soit lui même mis en mouvement et passe véritablement entre les mains des citoyens.
Pour conclure, il ne s’agit pas de déclarer que la pensée nomade et la pensée libertaire sont identiques, mais plutôt de rapprocher ces deux conceptions, l’une européenne et l’autre africaine, toutes deux issues de la pensée des hommes, en des temps et des lieux différents.
Les projets
Les projets de Hawad s’articulent autour de sa volonté d’être un pont entre la société touarègue et l’extérieur. Outre sa proposition de doter le Tifinar de quatre voyelles, il travaille également à le mettre sur clavier d’ordinateur.
Il envisage aussi de créer une maison d’édition pour les jeunes qui écrivent en Tifinar, car ce qu’il souhaite par dessus tout, c’est d’aider les touaregs à conserver leur nomadisme spirituel. A plus long terme, il envisage de constituer un groupe de théâtre où toutes les ethnies du Sahel pourront s’exprimer ainsi que la création d’un centre d’activités artistiques à Alger, New York ou Bamako, " ...à condition que l’Etat n’ait pas son mot à dire parce que je pense que la création ne peut appartenir à l’Etat. La création et les barbelés, ça ne va pas ensemble".
Conclusion
Ce long développement a donc tenté de mettre en évidence la distinction qui sépare le nomadisme du pastoralisme. La culture touarègue construit son identité à partir d’une conception du monde inédite qui se traduit par une organisation sociale insolite (c’est quand même un des seuls groupes humains où ce sont les hommes qui doivent porter un voile !). Ce qu’il s’agit donc de sauvegarder, c’est une conception du monde qui appartient au patrimoine de l’humanité. Aujourd’hui plus que jamais, elle risque pourtant de s’éteindre. Au cours de son histoire, la société touarègue a commencé par endurer l’offensive islamique qui l’a profondément affectée jusque dans ses mythes fondateurs. Elle a ensuite connu les assauts de la colonisation occidentale. Dans le même temps, la mécanisation des moyens de transport entraînera l’abandon des pistes du désert, privant les touaregs d’un de leurs principaux moyens de subsistance. Aujourd’hui, exposée comme nous tous à la standardisation sociale imposée par l’impérialisme consumériste de la pensée unique, elle doit faire face aux effets de la mondialisation. Cette société, comme celles des autres peuples dont le système social n’est pas rentable pour le libéralisme, est condamnée à disparaître. Hawad, comme d’autres, est un résistant à l’enculturation planétaire, son combat est aussi le nôtre. A ce titre seul, il mérite au moins notre solidarité, car ce qu’il défend finalement, c’est le droit de vivre différemment.

dimanche 25 novembre 2007

Djanet riche par ses ressources et pauvre par ses dirigeants

À Djanet, on scrute toujours l’horizon

Riche en ressources gazières mais aussi par la beauté de sa nature, Djanet est malheureusement réduite à la misère par le fait de la bêtise humaine. Située à quelque 1200 km au sud d’Alger, elle semble totalement isolée si ce n’est l’ouverture avec l’aéroport et une piste de 220 km qui la relie à Illizi, chef-lieu de la wilaya dont elle dépend.

Les routes qui mènent vers les frontières avec la Libye et le Niger sont très surveillées par les gardes-frontières et l’armée. Les parcours souvent empruntés par les contrebandiers et les terroristes sont tellement dangereux que la population s’y aventure rarement. Ainsi enclavés, les jeunes de Djanet sont durant les six mois de l’année réduits à la contrebande et les six autres mois à lutter pour un travail comme chauffeurs, guides, cuisiniers ou interprètes pour une agence de tourisme. Une situation qui a engendré un profond malaise et à maintes fois une grande colère exprimée notamment par de violentes émeutes. La confiance entre la population et les dirigeants locaux n’existe plus. Plus personne ne croit aux promesses, à plus forte raison lorsqu’elles sont faites à la veille des rendez-vous électoraux. La forte abstention ayant marqué le dernier scrutin législatif hante l’esprit des partis qui vont prendre part aux élections locales prévues le 29 novembre 2007. Les panneaux d’affichage dans les rues principales sont pratiquement vierges. Les quelques affiches collées par-ci par-là par des jeunes payés à la journée sont griffonnées ou carrément déchirées. Signe d’une flagrante rupture avec tout ce qui symbolise le pouvoir. Parce que les APC, pour les citoyens, incarnent le régime qui les a marginalisés, rien n’a été fait pour développer leur région et améliorer leurs conditions de vie. Le pouvoir d’achat est tellement élevé que la pauvreté est perceptible à l’œil nu. Ceux qui entrent au marché de la ville pour la première fois sont choqués par non seulement la mauvaise qualité des fruits et légumes mais aussi par les prix exorbitants. Ici, la pomme de terre, qui a fait trembler le gouvernement lorsqu’elle a atteint 75 DA le kg à Alger, a largement dépassé les 100 DA le kg. L’oignon, la courgette, la carotte et le navet sont affichés à 100 DA, alors que la tomate a atteint les 120 DA. Même les produits de large consommation, subventionnés par l’Etat, comme le lait, flambent à Djanet. Ainsi, une boite de lait en poudre coûte... environ 300 DA et celle pour bébé est à 280 DA. La marque Nespray (pour adulte) dépasse la barre des 350 DA le paquet. Pour ce qui est des viandes, le marché connaît une véritable frénésie. Le poulet est vendu à raison de 350 DA le kg, la viande de mouton entre 600 et 700 DA kg et celle de brebis à 600 DA le kg. De quoi réduire toute une population à une paupérisation certaine, voire à la misère. Même les cadres qui travaillent dans les administrations affirment ne pas réussir à joindre les deux bouts avec la cherté des produits alimentaires. Rencontré dans son petit magasin d’artisanat, Salah Ben Sidi Ali Tikaoui, un notable, la soixantaine passée, ne manque pas d’exprimer sa colère, et à travers elle, celle de tous ses compatriotes. « Notre région a de tout temps été marginalisée. Elle regorge de ressources inestimables qui ne profitent pas à ses habitants mais à ceux du Nord. Comment expliquer que nous achetons le lait à 300 DA le paquet, alors que vous au Nord vous l’achetez à 150 DA ? Comment se fait-il que nous achetons le kg de datte à 350 DA/kg ? La vie est tellement chère ici que les jeunes sont souvent obligés de verser dans la contrebande pour arriver à vivre décemment. Les sociétés pétrolières préfèrent la main-d’œuvre du Nord à celle du Sud... », dit-il. Il affirme que Djanet vit depuis trois ans une situation de sécheresse qui a poussé des dizaines d’éleveurs à abattre leur cheptel. Durant toute cette période, note-t-il, les autorités n’ont pas bougé le petit doigt alors que la région est en train « de basculer vers une catastrophe écologique ». Il explique que les Touareg du Tassili n’Ajjer vivent en général de l’élevage de brebis et de chameaux et depuis quelques années de moutons. L’absence de pluie depuis l’hiver 2004 a réduit sensiblement les espaces de pâturage et d’abreuvement. « J’ai vu des éleveurs abattre leurs brebis et les manger par la suite, parce qu’ils ne pouvaient continuer à les garder. Dans cette région, les gens vivent dans la roche, sans eau et sans nourriture. lls sont les oubliés du système et ils résistent. Mais leur patience a des limites. Les dernières émeutes pour l’emploi n’ont malheureusement pas été comprises. Les autorités gèrent les crises par des promesses, rien que des promesses. Il y a quelques mois, des jeunes ont demandé à être écoutés par le wali. Ce dernier n’a pas daigné donné suite à leurs doléances. Je l’ai moi-même sollicité. En vain. J’ai alors saisi le Premier ministre mais ma demande est restée sans suite. J’ai décidé d’écrire au président de la République et quelques jours plus tard, le chef du gouvernement a écrit au wali et lui a fait injonction de me recevoir. Le wali a demandé à ses administrés d’organiser une rencontre avec la société civile, notamment les associations de jeunes. Moi et certains autres notables avons évité le pire. Tout le monde voulait venir pour exprimer sa colère contre lui. Encore une fois, le problème de chômage a été soulevé, mais à ce jour, soit plus de six mois, rien n’a été fait. Des listes de jeunes à embaucher ont été remises et les candidats attendent toujours. » Pour constater de visu la situation de paupérisation dans laquelle se débat la population, il faut faire une visite à la petite localité de Tayni Aghoum, située à 12 km de Djanet.
« Nous voulons être comme les citoyens du Nord »
Les gens vivent dans le dénuement le plus total. Ayant pour nourriture quelques stocks de dattes dures, la population, pour la plupart des femmes, des enfants en bas âge et des vieux (les jeunes ayant préféré fuir la situation), vit en petits groupes d’éleveurs de chèvres très maigres. « Si la situation continue, nous serons dans l’obligation d’abattre le peu qui nous reste. Le cheptel nous coûte très cher et la moitié a déjà été emportée à cause de la rareté du pâturage et de l’eau. Nous avons fait état de nos préoccupations, notamment pour l’installation de forages, puisqu’il y a de l’eau, mais en vain. Nos familles sont menacées de famine », lance un vieux targui, en regardant quelques brebis affectées ne pouvant plus bouger. Cette famille nous demande avec insistance d’immortaliser la scène de ces deux chèvres qui viennent de mourir pour la transmettre aux décideurs. « Après la mort de ces deux brebis, notre tour viendra. Dites-leur que nous voulons vivre décemment comme tous les autres Algériens du Nord. Notre quotidien ne peut continuer à être fait éternellement que de souffrances », lance le vieil homme d’une voix coléreuse. M. Tikaoui n’a pas tort de parler de profond malaise chez la population. Il s’interroge : « A qui ont profité les budgets colossaux dégagés par l’Etat pour la relance économique de la région ? Le gaz dont regorge la région alimente directement le Nord, alors que des milliers de foyers se chauffent encore au gaz butane acheté à raison de 500 DA l’unité, ou au bois très rare à trouver et dont la collecte nécessite des kilomètres à pied. Le seul créneau, très porteur et qui reste encore à la traîne, est le tourisme. A peine a-t-il démarré en 2000 voilà que l’affaire de l’enlèvement des 32 touristes allemands en 2003 a freiné son élan. Djanet, ce musée à ciel ouvert, est privée de ses visiteurs. De 3500 à 4000 touristes par an, la moyenne est réduite à quelques centaines seulement en 2004. Mais des efforts sont fournis par les agences de tourisme qui poussent comme des champignons pour dévoiler aux adeptes du désert la féérique capitale du Tassili n’Ajjer, une chaîne de montagne de quelque 80 000 km2, et les plus importantes gravures rupestres et plus vielles peintures (rupestres) au monde. Les parcours touristiques sont tous sécurisés, pour peu que les visiteurs soient accompagnés de guides de la région qui sont en général employés par les agences de tourisme. La saison en cours semble être prometteuse. La visite du roi d’Espagne Juan Carlos et de son épouse, au mois de mars dernier, a été une bonne publicité pour les inscriptions. L’attentat manqué contre l’aéroport de Djanet aurait pu tuer dans l’œuf la saison touristique, mais fort heureusement la venue du président allemand quelques jours après à Djanet a été d’un grand secours. Les annulations ont été très rares et les inscriptions de nouveaux groupes, surtout allemands et japonais, se sont multipliées. Mais ce secteur névralgique pour le Sud semble totalement marginalisé par les autorités. Les aides de l’Etat pour le remettre sur rails sont quasiment inexistantes ni en matière de publicité sur les trésors que recèle le Sud, surtout dans les ambassades algériennes à l’étranger, ni en matière de facilitation des procédures de visas et d’entrée des touristes en Algérie. A cela s’ajoute le manque flagrant d’infrastructures d’accueil, notamment les auberges et les hôtels sahariens, lesquels sont principalement axés sur les villes du Nord. Des prospectus rappelant aux touristes leurs obligations en matière de protection de la nature et l’interdiction de déplacer, de prendre ou de saccager des objets trouvés sur leur passage, sont remis gratuitement au niveau de l’aéroport de Djanet. Elaborés récemment par l’Office national du parc du Tassili (ONPT), ils ont été rapidement épuisés par les groupes de touristes. Avec une superficie de 80 000 km2, le parc est un musée à ciel ouvert qui emploie 126 agents de conservation pour contrôler un espace difficile à maîtriser. Son directeur, Amokrane Salah, estime que les moyens actuels sont en deçà des capacités nécessaires pour assurer le contrôle vue l’immensité des lieux. Il reste néanmoins optimiste quant à une prise en charge optimale, avec la livraison prochaine de 17 véhicules 4x4, et compte sur l’implication de tous les intervenants dans la protection du parc. « C’est notre patrimoine à tous. Nous l’avons emprunté à nos ancêtres pour le remettre aux générations futures dans l’état où nous l’avons eu. Sa protection engage une responsabilité individuelle, collective et institutionnelle. Tout le monde est donc concerné, pas uniquement les agents du parc. » En tout cas, cette richesse naturelle inépuisable, plus importante que le pétrole ou le gaz, est la seule à même de faire sortir Djanet de son isolement et de promouvoir un développement durable, sans passer par les services de responsables locaux aux appétits voraces et aux discours creux. Les jeunes de Djanet s’identifient tous à cette vache, illustrée par leurs ancêtres il y a plus de 10 000 ans, et qui fascine depuis des décennies ses visiteurs avec les larmes qui coulent de ses yeux. « Elle pleure le sort réservé à Djanet et à ses habitants... », explique ironiquement l’un d’entre eux.