samedi 9 février 2008

La Révolte des Hommes Bleus

« Le pire pour nous, c’est le mépris ». Menacés par la famine, négligés par le pouvoir de Niamey, les rebelles touaregs ont repris les armes pour obtenir un meilleur partage des richesses engendrées par l’exploitation du pétrole et de l’uranium. Reportage de notre envoyé spécial dans le désert du Ténéré.
Ce soir, c’est spaghettis. Comme hier. Et comme demain, sans doute. Un jour, Mohamed Moussa Aboutali y ajoute des oignons. Un autre, du concentré de tomate. Rarement les deux en même temps. Il ne faudrait pas gaspiller les vivres. Dans le Ténéré, la légendaire hospitalité des Touaregs, ces derniers temps, est mise à rude épreuve. « A la guerre comme à la guerre », dit le cuistot en s’excusant. Sa kalachnikov est calée contre un rocher à deux pas des braises sur lesquelles il a posé sa marmite. Quand il était enfant, la erand-mère de Mohamed Moussa lui a confié qu’il avait du sang français. Un sous-officier de l’armée coloniale tombé, prétendait-elle, sous le charme d’une jeune et belle Touareg. Personne ne se souvient ni de son nom ni de ce qu’il est devenu. « Si j’aime faire la cuisine, c’est sans doute un peu à lui que je le dois. »
Le 17 mai, avec quatre de ses camarades, Mohamed Moussa a déserté. A Tchighazérine, où se trouvait leur unité des Forces nationales d’Itervention et de Sécurité (Fnis), ils ont volé le pick-up flambant neuf du préfet, un Toyota de 200 chevaux surmonté d’une mitrailleuse de 12.7. A l’arrière du bolide à quatre roues motrices, ils ont jeté une quarantaine de fusils automatiques empruntés à l’armurerie, une demi-douzaine de lance-roquettes, des caisses de munitions. Ne manquait plus que quelques bidons d’essence et, avant le lever du soleil, ils étaient partis. Sur le tableau de bord, un autocollant : « Un bienfait n’est jamais perdu. » Le préfet était un homme sage et pieux. D’abord ils ont pris la route du nord à travers les montagnes de l’Aïr, puis ils ont mis le cap à l’est. Quelque part au-delà des grandes dunes de sable fin les attendaient leurs frères d’armes du Mouvement des Nigériens pour la Justice (MNJ). Par téléphone satellite, ils avaient convenu du lieu de rendez-vous. Cette semaine-là, ils étaient le second groupe d’ex-militaires touaregs à venir grossir les rangs de la rébellion. Le MNJ aujourd’hui revendique plus de 700 combattants.Depuis Niamey, la capitale, il nous a fallu pas moins de quatre jours pour parvenir jusqu’à cette oasis, au pied du Takolokouzet, où nous attendait notre escorte. Nous avons dû couper à travers la brousse et le désert afin d’éviter les barrages de l’armée et de la gendarmerie qui, depuis le début de l’insurrection touareg, se multiplient dans la région d’Agadez. Le pouvoir est sur les dents et craint les attaques de ceux qu’il appelle des « coupeurs de routes ». Les journalistes non plus ne sont pas les bienvenus. Il y a belle lurette qu’au ministère de l’Information on ne délivre plus d’accréditations pour cette partie du pays. « C’est à cause de l’insécurité. Des bandes armées qui s’en prennent aux -voyageurs. Mais, rassurez-vous, dit un conseiller au visiteur impatient, ça ne durera pas. Dès que tout sera rentré dans l’ordre, vous pourrez, y aller. »
« Moi, raconte Mohamed Moussa en posant sur une natte de plastique le plat de nouilles qu’il vient d’égoutter, ça faisait neuf ans que j’étais dans les Fuis. En neuf ans, je n’ai jamais été ni puni ni promu. Quand j’ai déserté, je n’étais toujours qu’un simple soldat. Dans une armée normale, je serais au moins sergent. Mais pas au Niger. Chez nous, le plus haut qu’un Touareg puisse aller, c’est capitaine. » Comme dans toutes les unités, le haut commandement est aux mains des ethnies du Sud. Plus de la moitié des officiers supérieurs sont des Djermas, des négro-africains, sédentaires comme les Haoussas. Les Touaregs, eux, sont des Berbères, des nomades. De part et d’autre on ne s’apprécie guère. Et ça ne date pas d’aujourd’hui.
« Le pire pour nous, reprend Ibrahima Akhmoudou, un autre déserteur, ce n’est pas le manque d’avancement ou de perspectives. C’est le mépris. Chaque semaine à la radio, à la télévision nationale, on nous rabâche que les Touaregs sont tous des trafiquants de drogue, des bandits de grand chemin... Moi, je ne fume pas t je n’ai jamais volé personne. Et si certains de nos frères ou de nos fils ont conduit des contrebandiers à travers le désert, c’est parce qu’on ne leur a jamais donné les moyens de s’en sortir honnêtement. »
Les Fnis ont été créées en 1996, un an après les accords de paix signés entre le Niger et les rebelles touaregs de l’époque. C’est la coopération française qui a fourni l’essentiel des moyens de transport et de communication. L’idée était à la fois de proposer un travail « dans leurs cordes » aux anciens combattants et de lutter contre les trafics en tout genre aux frontières du Mali, de l’Algérie, de la Libye, du Tchad. Cigarettes, drogue, armes, émigrés clandestins, militants islamistes... L’est du Sahara n’a de désert que le nom et personne mieux que les Touaregs ne sait lire, avant que le vent ne les balaie, les traces qui, d’est en ouest, du sud au nord, se suivent ou s’entrecroisent. Depuis, selon le haut-commissaire nigérien à la restauration de la paix, 3 014 ex-rebelles auraient été intégrés dans les forces armées nigériennes ; 3 500 autres auraient préféré retourner à la vie civile et empocher l’équivalent de 230 euros. Pas même le prix d’un bon dromadaire.
Les rares entreprises étrangères présentes dans la zone se sont engagées, elles aussi, à embaucher en priorité les habitants de la région. Areva la première. L’ancienne Cogema, qui depuis les années 1970 trouve dans le sous-sol du Niger l’essentiel de l’uranium dont ont besoin les centrales nucléaires françaises, n’a pas manqué de donner l’exemple et d’offrir quelques postes de chauffeurs ou de gardiens aux Touaregs d’Arlit ou d’Agadez. Mais le temps a passé. Les vieux sont partis à la retraite. Ils n’ont pas tous été remplacés. Même avec la meilleure volonté du monde, Areva n’a pas besoin chaque année de dizaines de conducteurs ou de vigiles supplémentaires. Beaucoup de jeunes sont sans travail. Sans aucune formation. Touareg, ce n’est pas un métier. « Les emplois qualifiés ? Ils vont à d’autres. Pas aux jeunes des environs qui souvent, comme la plupart d’entre nous, ne sont même pas allés jusqu’au certificat d’études », dit le brigadier-chef Moussana Madou. Dans le ciel constellé d’étoiles, un satellite passe au-dessus de nos têtes en clignotant. « Tu crois qu’ils nous voient de là-haut, les Américains ? » demande notre guide Ibrahim. Sans doute. Depuis le 11-Septembre, ils ont sérieusement renforcé leur surveillance au-dessus du Sahel. Aux premières lueurs du jour, la prière est vite expédiée. En soldats aguerris, les hommes du MNJ préfèrent nettoyer leurs armes que de rendre grâce à Dieu. A moins d’une heure d’ici, l’une de leurs patrouilles, hier soir, est tombée sur les traces de véhicules des Forces armées nigériennes. Mieux vaut ne pas s’attarder, d’autant que ce matin, dans un lieu tenu secret, Aghali Alambo, le chef du Mouvement des Nigériens pour la Justice, nous attend. Trois heures durant, nos voitures tout-terrain filent à 130 kilomètres à l’heure, sur une langue de sable aussi compacte et dure qu’une plage à marée basse. Les copilotes ont les yeux rivés sur leur GPS. A cette allure, si nous roulions ne serait-ce qu’un quart d’heure de plus nous nous retrouverions, sans même nous en apercevoir, du côté algérien de la frontière. La base du MNJ n’est plus très loin. Mais nous ne la verrons pas. La confiance a ses limites. Nous voici dans un vaste cirque bordé d’éperons rocheux. Une forteresse naturelle. C’est là qu’en notre honneur va avoir lieu la grande parade des forces du MNJ. La colonne qui s’avance est impressionnante : une bonne vingtaine de pick-up, tous des modèles récents, sur lesquels ont pris place 8 ou 10 combattants. Certes leurs uniformes sont dépareillés, mais la plupart sont neufs. Un chèche enroulé autour de la tête, certains portent des chaussures de ville, d’autres des rangers de cuir noires qu’ils viennent juste de recevoir. Leur armement est tout aussi disparate. Mais apparemment ils ne manquent de rien. Pièce maîtresse de leur dispositif de défense : un vieux canon antiaérien de 14,5 mm « made in USSR ».
Vêtu d’un treillis beige comme ceux dont sont dotées les troupes américaines en Irak, Aghali Alambo arbore le turban indigo des hommes bleus du désert. A 43 ans, il est le président d’un mouvement qui a vu le jour en février dernier après l’attaque d’une caserne à Iférouane. C’est le frère cadet d’Aghali, Aboubacar Alambo, qui a mené cette opération, qui a fait trois morts et de nombreux blessés dans les rangs des militaires. Depuis, les accrochages se sont multipliés. Jamais jusqu’à présent l’armée n’a eu le dessus. Aghali Alambo n’a rien d’un tribun, d’un chef de guerre charismatique. C’est un homme discret et réservé. Un autodidacte. Il a 20 ans lorsque éclate la précédente rébellion. Le jeune berger s’avère être un fin stratège. De 1991 à 1995, sans jamais, dit-on, avoir tiré un seul coup de feu, il est chef d’état-major du Front de Libération de l’Air et de l’Azawak que dirige Rhissa Ag Boula.
Lorsque, sous la houlette du Burkina Faso, de l’Algérie et de la France, on signe enfin la paix à Ouagadougou le 24 avril 1995, Aghali Alambo revient à la vie civile. Un temps il sera l’adjoint du sous-préfet d’Arlit. Mais bien vite il s’ennuie dans son petit bureau. Alors il se lance dans les affaires et fonde sa propre agence de voyages, Touareg Tours. Chaque dimanche, de décembre à avril, des avions de la compagnie Point Afrique débarquent à l’aéroport Mano-Dayak d’Agadez des « aventuriers » en Pataugas - dont une majorité de Français - venus découvrir les charmes du Ténéré. Grâce à Saint-Exupéry et au Paris-Dakar, le désert est à la mode. Surtout en hiver, quand les nuits sont fraîches et les journées pas encore trop chaudes.
Pour l’ancien rebelle, cet engouement est une bénédiction. Son agence est devenue l’une des plus importantes de la place. Il est désormais un notable. Un homme respecté. Il songe même à se lancer dans la politique. L’été 2005, le Niger une nouvelle fois est à la une de l’actualité. Sur les écrans de télévision en Europe, aux Etats-Unis, des images d’enfants squelettiques, le ventre comme un ballon. Pour la seconde année consécutive, les pluies ont manqué. Dans les villages, les réserves de nourriture et de fourrage, elles aussi, sont à sec. Résultat : une crise alimentaire comme on n’en avait pas vue depuis longtemps en Afrique subsaharienne. Le gouvernement est dépassé. Le président accuse la presse internationale, qui parle de famine, de sensationnalisme. C’est au sud du pays que la situation est le plus grave. C’est donc là qu’interviennent en priorité les ONG, Médecins sans Frontières en tête. Au nord, les choses ne vont guère mieux. Mais qui se soucie des nomades et de leurs troupeaux ?
Pas grand monde. Sauf Aghali Alambo, qui remue ciel et terre pour obtenir de l’aide, qui utilise ses propres 4x4 pour acheminer des vivres. Il sait depuis toujours qu’à Niamey les autorités se fichent comme de leurs premières babouches du sort des Touaregs, des Peuls, des Toubous, des Arabes du Niger. « Les promesses qui nous ont été faites au moment des accords de Ouagadougou en 1995 n’ont pas toutes été tenues, loin de là, dit Aghali Alambo. Ce qu’on demande, c’est, un réel partage des richesses générées par l’exploitation de l’uranium et du pétrole, une vraie décentralisation, pour que cet. argent. serve en priorité à des projets de développement dans la région. » Jusqu’à présent, seuls 15% des bénéfices des compagnies minières étrangères vont aux collectivités locales. Le mouvement rebelle voudrait que ce chiffre passe à 50%. Et il a les moyens de se faire entendre. Le 19 avril, le MNJ attaque en pleine nuit un site de prospection d’Areva près d’Imouraren, tue deux gardes et s’empare de six voitures. « Un avertissement », dit un communiqué de la rébellion. Le message est reçu cinq sur cinq. Fin juin, les autorités nigériennes expulsent le Monsieur Sécurité de la compagnie française, un ancien attaché de défense à l’ambassade de France à Niamey. On lui reproche d’être entré en contact avec le MNJ pour protéger les intérêts de son employeur.
Le 6 juillet, un Chinois, employé d’une entreprise spécialisée dans le nucléaire civil, est enlevé près de la localité d’Ingal, à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Agadez. Pour Aghali Alambo, pas question de rançon. Mais un ultimatum. La Chine doit cesser de soutenir financièrement le pouvoir « prédateur » nigérien, qui grâce aux dollars chinois achète de l’armement en quantité. Récemment, le président Mamadou Tandja se serait procuré deux hélicoptères d’attaque Mi-24 de fabrication russe pilotés, paraît-il, par des Ukrainiens. « Nous soupçonnons aussi les Chinois, confie le chef du MNJ, d’enterrer secrètement des déchets toxiques, de se servir Je nos terres comme d’une poubelle. Ca ne peut pas continuer comme ça. » La China Nuclear Engineering and Construction Corporation ne se l’est pas fait dire deux fois. En attendant des jours meilleurs, elle a suspendu ses activités de prospection et rapatrié tout son personnel hors de la zone de tension. Dix jours après avoir été kidnappé, Zhang Guohua et les trois militaires censés assurer sa protection étaient remis par les rebelles au Comité international de la Croix-Rouge. Tous sains et saufs. A quelques dizaines de mètres du lit pliant sur lequel Aghali Alambo s’est assis pour tenir conseil avec ses principaux lieutenants, ses nouvelles recrues s’entraînent à marcher au pas. Parmi les apprentis combattants, trois ou quatre portent la barbe taillée au carré des musulmans très pratiquants. Aux heures les plus chaudes de la journée, plutôt que de faire la sieste à l’ombre d’un rocher, ils se plongent dans le Coran. Des islamistes ? « Non, dit leur chef. Nous ne sommes ni des fondamentalistes ni des salafistes. Nous n’avons rien à voir avec les Algériens du GSPC ou avec les terroristes d’Al-Qaida. Nous sommes la Jeunesse arabe du Niger. Nous aussi, nous en avons assez des discriminations. C’est pour cela que nous avons rejoint nos frères touaregs. Nous avons les mêmes problèmes avec le pouvoir, les mêmes objectifs qu’eux. » Dans le civil, Abta Hamaïdi est un riche commerçant. Ici, avec ses lunettes fumées dernier cri, son turban de couleur ocre et sa combinaison moulante, on dirait un Omar Sharif un peu enrobé qui attendrait le signal du metteur en scène pour lancer ses troupes à l’assaut d’une position ennemie. Mais la guerre, la vraie, a commencé...
Au printemps, l’armée prend position à Tazerzeit, à 300 kilomètres à vol d’oiseau au nord d’Agadez. En installant leur camp aux abords du puits, les soldats, à coups de crosse, avaient chassé les nomades qui y faisaient boire leurs bêtes. Pour améliorer l’ordinaire, ils ont égorgé quelques chèvres et deux ou trois dromadaires. Au pied d’un acacia, trois vieillards regardaient la scène. Mal leur en a pris. Les soldats les ont battus, tués et jetés dans une fosse commune. L’aîné, à moitié aveugle, avait 85 ans, son frère, 80, et le plus jeune, 65 ans, avec une jambe de bois. La nouvelle de leur mort s’est répandue comme une traînée de poudre dans l’Aïr et le Ténéré. Le 22 juin à l’aube, une centaine de rebelles attaquent le camp de Tazerzeit. Les militaires nigériens sont pris par surprise, c’est la débandade. Après une heure de combat, on compte une quinzaine de morts dans leurs rangs et une quarantaine de blessés dont treize dans un état grave. Tous les survivants sont faits prisonniers et remis au CICR. Pour les rebelles, l’attaque était une opération de représailles, une vengeance. Elle fut pour l’armée nationale une terrible humiliation.
Dans la classe politique au Niger, il n’y a plus guère que Mamadou Tandja, le président, pour continuer encore à traiter de « bandits » et de « trafiquants » les rebelles du MNJ. Son Premier ministre comme les députés dans leur majorité lui recommandent instamment de faire appel à des médiateurs - étrangers s’il le faut - et d’entamer le dialogue avec Aghali Alambo pour tenter de ramener la paix dans le pays. En vain. En 1990, cet ancien colonel de l’armée nigérienne était ministre de l’Intérieur sous la présidence du général Ali Seïbou. C’est lui, Mamadou Tandja, qui a mené la répression sanglante qui fit à l’époque des centaines de morts parmi la jeunesse touareg. Personne, dans les rangs du MNJ, ne l’a oublié. Aujourd’hui, à l’évidence, il n’entend pas changer de stratégie. Il a envoyé vers le nord pas moins de 4 000 soldats pour mater coûte que coûte la rébellion. Au vu des premiers résultats, il aurait tort d’être optimiste.
''Correspondant de France 2 en Afrique, Dominique Derda et le cameraman qui l’accompagnait furent les premiers journalistes à se rendre dans le fief de la nouvelle rébellion. ''